Jugement des revenantes de Daesh en France : une période charnière

En mars 2023 se tiennent à Paris les premiers procès des "revenantes" de Daesh restées jusqu'à la fin du "califat". Ces audiences attirent une attention nationale et internationale, notamment compte tenu de leur enjeu politique et jurisprudentiel.

Cet article propose une chronologie de la réponse judiciaire française aux revenantes en trois phases, avant d'évaluer les voies juridiques de poursuite de ces femmes et les défis liés à leur responsabilité pénale. Enfin, il adopte une vision comparative de la manière dont l'Allemagne et le Royaume-Uni traitent leurs revenantes.

Par Constance Wilhelm-Olympiou et Helin Köse

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Près de 2500 femmes européennes (1), dont 400 femmes françaises - plus grand contingent féminin européen - sont parties rejoindre l'Etat islamique, ou Daesh. Pour autant, leur rôle et leur participation ont longtemps été amoindris par l'accent mis sur la responsabilité de leurs homologues masculins. De retour, rentrées par elles-mêmes ou rapatriées par la France, ces “revenantes” doivent désormais être jugées. Une nouvelle série de questions se pose donc aux acteurs de la justice et de la sécurité : comment comprendre, évaluer, poursuivre et condamner ces femmes ? 

En matière antiterroriste, les approches judiciaire et sécuritaire de la France sont inextricablement liées. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) dispose d'une unité spéciale antiterroriste qui se charge des enquêtes en la matière, en étroite collaboration avec le Parquet national antiterroriste (PNAT) qui représente le Ministère public dans toutes les affaires de terrorisme devant la Cour d'assises spécialement composée ou la chambre correctionnelle spécialisée près le Tribunal judiciaire de Paris (16e chambre). Ainsi, les changements de politique judiciaire reflètent les changements de politique sécuritaire, et vice versa. 

Cette interaction est particulièrement évidente dans le cas des femmes revenantes de Daesh. La politique juridique et antiterroriste française a radicalement changé. Ces femmes, peu responsabilisées et laissées pour compte dans les camps du Nord-est syrien, font désormais l'objet d'investigations poussées sur leurs parcours individuels et sur leurs réseaux sur place. Cette évolution reflète une inquiétude nouvelle face à la menace sécuritaire que peuvent représenter ces femmes. Cette repression est renforcée par les informations faisant état d'une résurgence de Daesh (2), y compris dans le camp du nord-est syrien d'Al-Hol (3). 

La poursuite et la condamnation, en nombre, de femmes membres d'un groupe terroriste est une première pour la France. Cet état de fait provoque une remise en question des positionnements gouvernementaux, publics et judiciaires français quant à la nature de l’engagement de ces femmes et sur leur conviction idéologique. Compte tenu de la grande importance de ces événements pour la justice antiterroriste en France, cet article vise à établir un état des lieux de la réponse des autorités française à ces femmes à ce jour, en vue de de soutenir une compréhension éclairée des défis à venir.

Approche juridique et antiterroriste des revenantes : 2013-2023

Après des années marquées par le refus de rapatrier les ressortissantes restées sur place jusqu’à la chute de Daesh - puis emprisonnées dans les camps du Nord-est syrien -, les autorités françaises ont progressivement engagé le rapatriement de ces femmes et de leurs enfants à compter de 2022. Avant cette date, les citoyennes françaises et leurs enfants constituaient le plus grand groupe d'européens laissés pour compte (4) ; désormais, environ 50 femmes françaises et 100 enfants français demeurent dans les camps (5), les autres les ayant fui ou ayant été rapatrié(e)s. 

A ce jour, toutes les revenantes jugées et condamnées en France avaient quitté Daesh avant le début de la chute de l’organisation fin 2017 (bien que le dernier territoire détenu par l'organisation n’ait été récupéré qu’en 2019). Aussi, le mois de mars 2023 sera marqué par une nouvelle étape judiciaire : le développement d’une jurisprudence propre aux affaires des femmes restées « jusqu'au bout ».

L'évolution des réponses sécuritaires et juridiques françaises aux revenantes peut être structurée en trois phases, de 2013 à nos jours. Ces phases suivent l'évolution de l'approche politique et juridique et de la jurisprudence sur la question. Il est à noter qu'en raison du délai inhérent aux procédures entre le retour de ces femmes et leur jugement, chaque phase déterminée peut recenser la situation  de femmes revenues des années plus tôt et refléter des profils différents - y compris quant à savoir quand elles ont rejoint Daesh, combien de temps elles sont restées sur zone, quand elles ont quitté l’organisation, et si elles ont ou non vécu dans les camps du nord-est syrien. 

Phase 1 (2013-2015)

La phase 1 se caractérise par une relative « invisibilité » (6) des femmes dans les poursuites judiciaires des revenants de Daesh. Evoquant plus tard une « extrême naïveté » (7), l'ancien procureur général François Molins a reconnu qu'à cette époque, le gouvernement était encore saisi par l'idée que les femmes membres de l’organisation terroriste « partaient là-bas pour faire les tâches ménagères des maris et materner » (8), et ne représentaient donc aucune menace pour la sécurité. Ce point de vue reflétait une hypothèse paternaliste selon laquelle ces femmes étaient des victimes innées - qu'elles avaient nécessairement été contraintes de rejoindre Daesh par le biais d'hommes qui les avaient séduites. En tout état de cause, il est parfaitement crédible qu’une partie de ces femmes rentrées avant 2017 aient effectivement été contraintes, ayant pris le risque de passer clandestinement par la Turquie ; cette appréciation est étayée par la récente condamnation d'une femme en janvier 2023 à 5 ans, dont 3 avec sursis, pour son temps passé sur zone (9). Par ailleurs, le protocole Cazeneuve, établi en 2015 en collaboration avec les autorités turques, a permis l’arrestation systématique de tous les Français rapatriés de Syrie (10). 

Malgré l’abondance d’informations en possession des autorités françaises sur les femmes rapatriées à la fin de l’année 2015, il faudra attendre les attentats ratés à la bonbonne de gaz de Notre Dame de Paris en septembre 2016 - organisés par une cellule entièrement féminine de Daesh (11) - pour que la politique pénale à l'égard de ces femmes ne change radicalement.

Phase 2 (2016-2022)

La phase 2 reflète une évolution significative de la politique juridique concernant les revenantes, l’attentat échoué à la bonbonne de gaz ayant prouvé sans ambiguïté que les femmes étaient capables de commettre des attentats terroristes. Cet évènement - l’un des trente-trois attentats commis par des femmes en Europe entre 2014 et 2018 (12) - a été le marqueur d’un changement radical de l’état d’esprit institutionnel. Les autorités françaises ont commencé à s'intéresser activement, à étudier et comprendre les rôles et les motivations des femmes membres de Daesh.

A partir de l'été 2016, et pour faire face à la multiplication des retours et des tentatives de départ vers la Syrie, le Parquet (13) a adopté une nouvelle politique pénale uniformisée (14) : tout départ vers l'Irak et la Syrie à la suite des attentats de janvier 2015 à Paris déclencherait une information judiciaire pour AMT criminelle - association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (voir ci-dessous) (15). A compter de la fin de l'année 2016, les femmes ont été systématiquement poursuivies. Néanmoins, et contrairement à leurs homologues masculins, elles ont en majorité été jugées par le Tribunal correctionnel et non par la Cour d'assises spécialement composée pour les crimes de terrorisme. Ce n'est que plus tard que les dossiers des femmes ont été criminalisés. 

Ces femmes ont été jugées et condamnées avec une sévérité croissante (16). Pour autant, leurs profils demeuraient similaires dans le temps, et leurs lignes de défense se faisaient écho. Elles soulignaient régulièrement que leur rôle, leur exposition, leurs activités et leurs convictions concernant leur temps avec Daesh étaient passifs, non violents et domestiques (cf phase 1). Récemment, une femme déclarait que son recrutement n'avait inclus aucune exposition à la violence du groupe (17), tandis qu'une autre femme soutenait qu'elle n'avait aucunement été exposée ni impliquée dans les activités de Daesh, au point de ne jamais avoir entendu de bombardements, de coups de feu, ou avoir été témoin de l'une des exactions publiques régulières infligées (et, selon une autre rapatriée, projetées en boucle à travers la ville sur les anciens panneaux d’affichage publicitaire (18)) pendant ses années à Raqqa (19). 

Ces récits se sont cependant heurtés, à l’audience, aux informations des services de renseignement - notamment quant au changement de position de Daesh sur le rôle des femmes dans les opérations de défense (20), ainsi qu'aux annonces de 2017 selon lesquelles le « jihad contre les ennemis » était obligatoire pour les femmes (21). Bien qu’il soit impossible de déterminer avec certitude les faits commis par ces femmes, ces nouveaux éléments ont marqué un changement notable dans le profil de celles rentrées après 2017. 

Phase 3 (2023-?)

Les premiers procès des femmes restées jusqu'à la chute du « califat », puis emprisonnées dans les camps du nord-est de la Syrie (22), auront lieu au mois de mars 2023. 

Ces audiences seront les premières d’une longue série dans les années à venir concernant les femmes rapatriées, et leur jurisprudence sera nécessairement décisive. Qu'elles aient fui, qu'elles aient été sorties clandestinement des camps ou qu'elles aient été rapatriées, ces femmes ont un profil différent de celles jugées jusqu'à présent. 

La durée et la nature de leur engagement soulèveront des questions idéologiques relatives à leur recrutement, leur adhésion et leurs activités avec le groupe. Ces questions seront directement liées à la menace sécuritaire que ces femmes pourraient représenter, alors qu’une grande partie de l’opinion publique craint que leur retour ne mette en danger les citoyens français (23). Pour autant, compte tenu de leur rôle - qui demeure largement domestique -, des défis importants subsistent quant aux poursuites, et notamment quant à la collecte de preuves sur leurs agissements.

L’AMT appliquée aux revenantes 

Plutôt que de créer de nouvelles infractions très spécifiques et par définition non exhaustives, le législateur français a fait le choix d’une incrimination versatile, capable de s’adapter perpétuellement aux évolutions des groupes terroristes (24) : l’association de malfaiteurs terroriste (25). 

Introduit par la loi n°96-647 du 22 juillet 1996, le terrorisme par association de malfaiteurs est défini à l’article 421-2-1 du Code pénal. L’ « AMT » réprime « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents » (26).

Selon les dispositions du code pénal précitées, l’AMT est caractérisée s’il est possible d’établir un lien avec un groupement ou une entente et la preuve de la connaissance, par l’individu (27), de l’intention du groupe d’accomplir un acte terroriste.

Cette construction de l’AMT permet désormais de sanctionner la seule tentative de rejoindre un théâtre d’opérations de groupement terroristes (28). En France, le simple départ « sur zone », en conscience de ce qui s’y déroule, caractérise l’association de malfaiteurs terroriste. S’agissant du jugement des revenantes, l’élément matériel de l’infraction ne fait donc pas débat. La seule question quant à la qualification de l’infraction repose donc sur l’élément intentionnel, qui se caractérise par la « connaissance » des activités terroristes du groupe, et qui se déduit d’éléments matériels. Dans le cas d’un départ sur zone, il appartient donc aux juges du fond d’évaluer la pertinence des éléments matériels permettant de prouver que les personnes s’étant rendues en Syrie et en Irak l’ont fait avec l’intention de rejoindre un groupe terroriste. L’autorité poursuivante doit donc mettre en exergue les éléments matériels ou factuels qui prouvent que la personne avait connaissance des activités du groupe qu’elle rejoignait. 

S’agissant des dossiers des femmes revenantes, les éléments matériels retrouvés en procédure sont en règle générale similaires. Il s’agit notamment des exploitations de leurs téléphones - lorsqu’il est encore possible d’y avoir accès -, de l’exploitation de leurs comptes de réseaux sociaux, de leurs contacts et liens avec les autres individus impliqués dans les filières, des témoignages de leurs proches et de leurs propres déclarations. Ce sont ces éléments qui permettent de caractériser la connaissance des activités sur zone avant le départ. La centralisation des procédures antiterroristes à Paris a également permis de rassembler un vivier d’information sur les françaises sur zone, et les magistrats instructeurs recoupent les déclarations des unes et des autres sur leurs parcours respectifs.

Il faut également noter un schéma souvent similaire sur les modalités de départ de ces femmes. Une grande partie d’entre elles sont initiées sur les réseaux sociaux par des mécanismes mis en place par les recruteurs. Pensant rejoindre un homme sur place, elles se retrouvent enfermées dans des madafa, maisons logeant les femmes seules, le temps d’être mariées à des membres de l’organisation (29). Pour évaluer la radicalisation et le risque de récidive, le profil des femmes et les raisons de leur départ sur zone sont pris en considération. A ce sujet, nombre d’entre elles expliquent leur départ par des motifs humanitaires. Elles expliquent ainsi qu’elles se sont sensibilisées aux exactions commises par le régime de Bachar al Assad sur Internet et qu’elles voulaient rejoindre les organisations humanitaires sur place. D’autres mettent en avant un argument religieux, celui de l’émigration en terre musulmane selon les règles de l’islam (hijra). C’est en réalité l’étude de leurs parcours de vie qui permet d’établir les raisons véritables de leur départ, et notamment leur contexte familial et culturel. La date du départ est également invariablement prise en compte, puisqu’il s’agit d’un élément déterminant sur la connaissance ou non de la situation sur zone et des avancées de l’Etat islamique sur le territoire irako-syrien. 

Enfin, il apparaît s’agissant des femmes qu’une attitude de repentance à l’audience démontrant une volonté de montrer la fin d’une radicalité, et d’autres éléments comportementaux (ne plus porter le voile, se maquiller….) peuvent être soulignées par le Ministère public comme une preuve de distanciation de la radicalisation (30). A ce sujet, la question de la taqiyya (méthode qui consiste à masquer son engagement afin d’éviter les persécutions) continue à peser sur les débats judiciaires. 

De nouveaux éléments propres à cette deuxième vague de revenantes vont entrer dans les débats : comment leurs parcours explique-t-il qu’elles ne soient pas rentrées plus tôt ? Sont-elles coupables d’avoir commis l’association de malfaiteurs terroriste dans le temps de leur détention dans les camps du Nord-est syrien ? Les juges prendront-ils en considération ce temps passé dans les camps en vue de la détermination de la peine ? 

Le rôle central que joue la maternité dans le rapatriement, les poursuites et la condamnation de ces femmes est un facteur supplémentaire. En effet, la nécessité de sauver les enfants des conditions de ces camps a été une impulsion centrale au rapatriement de leurs mères (31). Or, une étude de 2020 a révélé que des femmes avaient été jugées, dans plusieurs États membres de l’ONU, pour manquement au devoir de soins et d'éducation de leurs enfants – et ce, alors qu'aucun père n'avait été jugé s’agissant de son rôle parental. Cet état de fait reflète un préjugé sexiste dans la responsabilité de l’enfant (32). Si les rôles de garde doivent être pris en compte dans la détermination de la peine, compte tenu des effets délétères sur le bien-être de l'enfant que l'éloignement des parents peut avoir (sauf en cas d'endoctrinement des enfants), cette inégalité de traitement est flagrante. Est-ce à considérer que l'identité d'une femme, en tant que mère, prévaudrait sur son identité en tant que membre de la société, indépendante et responsable ?

Regards croisés : Allemagne et Royaume-Uni

S’agissant du traitement judiciaire des femmes de retour de zone par nos voisins européens, l’étude des pratiques de l’Allemagne et du Royaume-Uni permet de proposer quelques pistes de réflexion.

Contrairement à la France, les juridictions allemandes ne peuvent considérer que le simple fait de rejoindre un territoire d’opérations terroristes suffise à caractériser l’infraction, la Cour suprême allemande ayant établi que la seule présence sur zone n’était pas suffisante pour caractériser la participation au groupe (33). 

En réponse, les autorités de poursuites ont développé un arsenal législatif reposant tant sur les normes nationales que les normes internationales pour condamner les femmes. Les crimes de guerre sont notamment largement inclus dans la prévention (crimes contre la propriété, normes internationales sur les armes, crimes contre l’humanité dans le cas de traitements inhumains et dégradants, complicité de génocide pour les crimes commis contre les Yazidi et/ou de meurtres). L’exigence d’éléments matériels en est nécessairement renforcée. En termes d’éléments matériels, les autorités poursuivantes n’hésitent pas à ajouter à charge des éléments légaux (prendre l’avion, se marier, faire des enfants…) pour ajouter des éléments matériels permettant d’établir une appartenance au groupe (34). 

S’agissant de la peine, la peine moyenne prononcée à l’encontre des revenantes par les juridictions allemandes est de 3 ans et 10 mois, parfois assortie du sursis probatoire. La peine la plus lourde - 10 ans de réclusion criminelle - a été prononcée à l’encontre de Jennifer W., condamnée le 25 octobre 2021 pour appartenance au groupe terroriste, complicité de meurtre par omission et crimes contre l’humanité. En l'occurrence, les juges ont retenu qu’elle n’avait pas agi en vue de sauver d’une esclave yézidie de la mort, cette dernière ayant été pendue au soleil par l’époux de Jennifer W. avec les mains accrochées au dessus de la tête en guise de punition (35). 

L’un des éléments les plus notables est le fait que dans certains cas, le temps passé en détention dans les camps du Nord-est syrien est déduit de la peine. Les juridictions appliquent ainsi une considération spécifique : un an dans une prison irakienne équivaut à 3 ans dans une prison allemande (36+). Du fait de cette prise en considération, la majorité des femmes condamnées pour appartenance à un groupe terroriste ne retournent pas en prison, puisque la peine prononcée couvre leur période de détention provisoire et le temps qu’elles ont été contraintes de passer dans les camps du Nord-est syrien (37). 

Le Royaume-Uni a adopté une autre approche quant au retour de ses quelque 150 femmes (38) et 750 hommes (39) qui ont rejoint Daesh. Les autorités britanniques se sont fortement appuyées sur des mesures juridiques administratives : limitations à la liberté de mouvement (saisie des documents de voyage, assignation à résidence, couvre-feux, ordonnances d'exclusion temporaire et expulsions) aux contraintes de surveillance et de communication ou encore à la déchéance de la nationalité au motif que cette dernière est « contribuable au bien public » (40). Ce dernier point a fait l'objet d'un débat politique de premier plan sur le rôle de la déchéance de la nationalité en tant que réponse aux rapatriés de Daesh, notamment quant à savoir si les tribunaux britanniques servaient des objectifs politiques (41). En effet, l’utilisation de la déchéance de nationalité a augmenté de façon exponentielle et a été facilitée par la législation sous la direction du gouvernement conservateur depuis 2015. 214 personnes ont vu leur citoyenneté révoquée pour des motifs de « bien public » entre 2012 et 2021, avec un pic en 2017 (42).

Les critiques soutiennent que tout appel interjeté contre des décisions de privation, qui sont souvent émises alors même que l’individu est à l'extérieur du pays (voire sans aucun avertissement) entraînent non seulement une incapacité à mener un appel efficace, mais également une violation du droit à un procès équitable tel que protégé par les articles 2 et 6 de la Convention européenne des droits de l'homme (43) et son équivalent national britannique, le Human Rigths Act de 1998.

Une autre difficulté est que les appels passent par la Special Immigration Appeals Court (SIAC), dont les procédures sont à huis clos intégral. Les preuves fournies peuvent être secrètes même pour l'accusé et ses avocats ; ces derniers conseils peuvent être remplacés par des avocats spéciaux si les preuves secrètes présentées sont jugées trop sensibles au regard de la sécurité nationale (44). Ce secret rend ces procédures fondamentalement différentes des procès français, qui sont en règle générale publics. La question de savoir si les femmes rapatriées au Royaume-Uni peuvent être affectées de manière disproportionnée par cette pratique, peut-être en raison des limitations des poursuites en vertu de la loi sur le terrorisme, de la difficulté à recueillir des preuves ou même des opinions genrées sur l'engagement de ces femmes avec Daesh, est à même d’engager une enquête plus approfondie (45).

Conclusion

Après des années d'ambivalence, la nécessité de rapatrier et de poursuivre les femmes membres de Daesh et de prendre en charge leurs enfants est de plus en plus acceptée par la plupart des pays du monde. De graves problèmes subsistent pour celles qui demeurent dans les camps du Nord-est syrien, concernant non seulement leur qualité de vie, leur santé et leur éducation, mais aussi l'exposition quotidienne à « des niveaux élevés de violence, d'exploitation et d'abus » (46) et le risque que les femmes très radicalisées qui restent dans les camps puissent se préparer leurs enfants pour former la prochaine génération de Daesh. Il semble désormais acquis que les poursuites pénales sur le territoire national sont essentielles pour tenir tous les membres de Daesh, y compris les femmes, responsables de leurs crimes et pour garantir une politique antiterroriste crédible, juste et efficace en réponse aux menaces posées par ce groupe et d'autres groupes djihadistes. Dans ce contexte, les procès à venir des « revenantes » revêtent une importance cruciale et prépareront le terrain pour l'avenir de la politique antiterroriste et judiciaire de la France.

(1) Cook, J., & Vale, G. (2018). From Daesh to ‘Diaspora’ II: The Challenges Posed by Women and Minors After the Fall of the Caliphate. ICSR, 12(6), 30–45

(2)  Hamasaeed, S. (2022). ISIS is a Problem of Yesterday, Today and Tomorrow. https://www.usip.org/publications/2022/07/isis-problem-yesterday-today-and-tomorrow; Souleiman, D. (2023, February 1). Syrians fear Islamic State resurgence as Kurdish-led forces sweep Raqqa. Al-Monitor. https://www.al-monitor.com/originals/2023/02/syrians-fear-islamic-state-resurgence-kurdish-led-forces-sweep-raqqa 

(3)  SDF Center. (2022). The First Week Outcome, Operation Humanity & Security 2, al-Hol camp. https://sdf-press.com/en/2022/09/the-first-week-outcome-operation-humanity-security-2-al-hol-camp/

(4)  Entretien de Constance Wilhelm avec un expert sur les camps du Nord-est syrien, November 2021.

(5)  Ces chiffres sont ceux d’une estimation du CAT de janvier 2023 et de Joly, G. (24 janvier 2023). Rapatriement depuis la Syrie : “Il reste une centaine d’enfants et une cinquantaine de femmes”, souligne l’avocate Marie Dosé. Radio France. https://www.francetvinfo.fr/monde/syrie/rapatriement-depuis-la-syrie-il-reste-une-centaine-d-enfants-et-une-cinquantaine-de-femmes-souligne-l-avocate-marie-dose_5619329.html

(6) Entretien de Constance Wilhelm avec un expert juridique, 19 janvier 2023

(7)  Besnier, C., Weill, S., Mégie, A., & Salas, D. (2019). Les filières djihadistes en procès : approche ethnographique des audiences criminelles et correctionnelles (2017-2019). http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2020/01/17.29-Rapport-final.pdf, p. 196

(8)  Besnier, C., Weill, S. Mégie, A & Salas, D., ibid.

(9)  Observation de procès à la Cour d’assises spécialement composée de Paris d’un couple de Daesh, par Constance Wilhelm, janvier 2023

(10)  Koller, Sofia (à venir février-mars 2023). CEP Policy Paper: Prosecution of Returnees from Syria and Iraq in France. Counter Extremism Project

(11)  Simcox, R. (2018). The 2016 French Female Attack Cell: A Case Study. CTC Sentinel: Combating Terrorism Center at West Point, 11(6), 21–25. www.ctc.usma.edu/sentinel/

(12)  Simcox, R. (2018). The 2016 French Female Attack Cell: A Case Study. CTC Sentinel: Combating Terrorism Center at West Point, 11(6), 21–25. www.ctc.usma.edu/sentinel/

(13)  Le Parquet, ou Ministère public, est en charge de la défense des intérêts de la société et de faire appliquer la loi. En matière antiterroriste, une section spéciale crée en 2019 en est en charge : le Parquet National Antiterroriste (PNAT)

(14)  Rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur les moyens de lutte contre les réseaux djihadistes” qui a estimé “préférable de ne pas maintenir un tel signal d’impunité à l’encontre des femmes et des jeunes femmes alimentant des groupes djihadistes”

(15)  Antoine Mégie et Jeanne Pawella, « Les procès correctionnels des filières djihadistes. Juger dans le contexte de la guerre contre le terrorisme », Les Cahiers de la justice (2017), vol. 2., n°2, p.237. Rappelons que le choix de criminalisation initiale de la procédure n’empêche pas une correctionalisation par la suite.

(16)  Entretien de Constance WIlhelm avec un expert juridique, 19 janvier 2023

(17)  BBC News. “Shamima Begum denies watching violent IS propaganda before leaving the UK to join the so-called Islamic State”. 7 February 2023. https://twitter.com/BBCWorld/status/1623090500621197317

(18)  Bouvier, É., & Martelet, C. (2021, November 27). La cage, une Française dans le djihad. ARTE Radio Podcasts. https://www.youtube.com/watch?v=f8ijvozTpBk

(19)  Observation de procès à la Cour d’assises spécialement composée de Paris d’un couple de Daesh, par Constance Wilhelm, janvier 2023

(20)  Winter, C., & Margolin, D. (2017). The Mujahidat Dilemma: Female Combatants and the Islamic State. CTC Sentinel, 10(7), 23–28. www.ctc.usma.edu/sentinel/

(21)  Cook, J. (2019). Women and terror after 9/11: The case of Islamic State. In D. M. Jones, P. Schulte, & C. Ungerer (Eds.), Handbook of Terrorism and Counter Terrorism Post 9/11 (pp. 143–159). Edward Elgar Publishing.

(22)  Décugis, J.-M., Gautronneau, V., & Pham-Lê, J. (2019, November 11)  “Djihadistes rapatriés en France : quatre Françaises et leurs enfants sur le retour”, in Le Parisien. https://www.leparisien.fr/faits-divers/djihadistes-rapatries-en-france-quatre-francaises-et-leurs-enfants-sur-le-retour-11-11-2019-8191110.php

(23)  Franceinfo. (2019, February 28). Deux tiers des Français souhaitent que les enfants de jihadistes français restent en Irak et en Syrie. Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/deux-tiers-des-francais-souhaitent-que-les-enfants-de-jihadistes-francais-restent-en-irak-et-en-syrie_3211623.html ; Mathieu, L., Le Devin, W., & Albertini, D. (2019, April 4). Etat islamique : un rapatriement programmé, préparé, mais gelé. Liberation. https://www.liberation.fr/france/2019/04/04/etat-islamique-un-rapatriement-programme-prepare-mais-gele_1719480/

(24)  Rapport n°639 de la commission sénatoriale d’enquête sur l’organisation et les moyens des services de l’Etat pour faire face à l’évolution de la menace terroriste après la chute de l’Etat islamique’, enregistré par la présidence du Sénat le 4 juillet 2018, https://www.senat.fr/rap/r17-639/r17-6391.pdf 

(25) Rapport n°639 de la commission sénatoriale d’enquête sur l’organisation et les moyens des services de l’Etat pour faire face à l’évolution de la menace terroriste après la chute de l’Etat islamique, ibid (note 24)

(26)  La loi n°2012-1432 du 21 December 2012 a ajouté une dimension significative à cette infraction., en reconnaissant la compétence extraterrirotiale de la France pour permettre la poursuite de citoyens ou résidents français rendus coupables d’AMT

(27)  A ce sujet, la connaissance précise et concrète des activités du groupe par l’individu n’est pas exigée. Il est suffisant de connaitre les grandes lignes des objectifs du groupe. A ce sujet, voir l’arrêt rendu par la Cour d’assises spécialement composée dans l’affaire Cannes Torcy (juin 2017)

(28)  Il faut noter que la jurisprudence ne concerne pas exclusivement Daesh, mais aussi le Jabhat al Nosra, Ahrar al Sham, Jays Mohamed ou la katiba d’Omar Omsen, entre autres.

(29)  Voir « Comment j’ai quitté l’enfer de Daech - le périple d’une jeune Française et son fils de retour de Syrie », in FranceTVinfo, https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/recit-francetv-info-comment-jai-quitte-lenfer-de-daech_1521493.html 

(30)  Besnier, C., Weill, S., Mégie, A., & Salas, D. (2019). Les filières djihadistes en procès : approche ethnographique des audiences criminelles et correctionnelles (2017-2019). http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2020/01/17.29-Rapport-final.pdf, p. 129

(31)  Joly, G., January 24, 2023, “Rapatriement depuis la Syrie : “Il reste une centaine d’enfants et une cinquantaine de femmes”, souligne l’avocate Marie Dosé” pour Radio France

(32)  UN Counter-Terrorism Committee. (2020). CTED Analytical Brief: The prosecution of ISIL-associated women. https://www.un.org/sc/ctc/wp-content/uploads/2020/07/CTED_Analytical_Brief_The_Prosecution_of_ISIL-associated_Women.pdf

(33) Sur l’intégralité du sujet du traitement judiciaire des femmes revenantes en Allemagne, voir les travaux de Sofia Koller, en particulier dans Koller, S. and Schiele., A., “Holding Women Accountable: Prosecuting Female Returnees in Germany”, in CTC Sentinel, december 2021; and Koller, S. (2022). Prosecution of German Women Returning from Syria and Iraq: Insights and Recommendations for Policymakers and Security Agencies. https://www.counterextremism.com/sites/default/files/2022-08/CEP Policy Paper_Prosecution of German Women Returning from Syria and Iraq_August 2022_final.pdf

(34)  Koller. S, et Schiele. A, ibid.

(35)  Koller. S, et Schiele. A, ibid.

(36)  Cette prise en considération est permis par l’article 46 du code pénal allemand, qui fixe les principes de détermination de la peine.

(37)  Koller. S, et Schiele. A, ibid.

(38)  Cook, J., & Vale, G. (2018). From Daesh to ‘Diaspora’ II: The Challenges Posed by Women and Minors After the Fall of the Caliphate. ICSR, 12(6), 30–45.

(39)  Foreign terrorist fighters knowledge hub: UK. https://www.foreignterroristfighters.info/country/gb

(40)   Anderson, D. W. K., Independent Reviewer of Terrorism Legislation., & Stationery Office (Great Britain). (2016). Citizenship removal resulting in statelessness: first report of the independent reviewer on the operation of the power to remove citizenship obtained by naturalisation from person who have no other citizenship. April, 17.

(41)  Gearty, C. (2023, February 23). Shamima Begum has shown up courts’ deference to this government. It’s a worrying new era. The Guardian. https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/feb/23/shamima-begum-courts-government-human-rights-national-security 

(42)  Mckinney, C. (2022, January 10). How many people have been stripped of their British citizenship? Free Movement UK. https://freemovement.org.uk/how-many-people-have-been-stripped-of-their-british-citizenship-home-office-deprivation/; HMG Counter-Terrorism Disruptive Powers Report 2021. (2023). CP 621 – HM Government Transparency Report: Disruptive Powers 2020. (2022). www.gov.uk/official-documents

(43)  Conseil de l’Europe. (1950). Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, www.conventions.coe.int.

(44)  Jarvis, L., & Lister, M. (2015). Anti-terrorism, citizenship and security (L. Jarvis & M. Lister (eds.)). Manchester University Press. https://www.jstor.org/stable/j.ctt1mkbd50; Metcalfe, E. (2009). Secret Evidence. www.justice.org.uk; Zedner, L. (2016). Citizenship Deprivation, Security and Human Rights. European Journal of Migration and Law, 18(2), 222–242. https://doi.org/10.1163/15718166-12342100

(45)  Ce sujet est actuellement étudié par Constance Wilhelm au travers de son travail de recherche au King’s College London’s Department of War Studies.

(46)  Bisset, V. (2022, November 16). Two Egyptian girls reported dead at Syria’s al-Hol detention camp. The Washington Post. https://www.washingtonpost.com/world/2022/11/16/syria-al-hol-camp-egyptian-girls/?utm_source=iterable&utm_medium=email&utm_campaign=5562750_